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Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent
Quatrième fille de la célèbre famille Brontë, sœur de Charlotte (auteure de Jane Eyre ), et Anne (auteure de La Recluse de Wildfell Hall), Emily Brontë ( 1818-1848) ne signera qu’un seul roman, Les Hauts de Hurlevent, achevé un an à peine avant son décès. Ses poèmes, qui ont été composés à différentes époques de sa vie, montrent son rapport singulier à la nature, en particulier les landes de Yorkshire où elle a vécu, rapport presque organique, qui fait d’elle l’une des écrivains les plus emblématiques du romantisme.
Emily Brontë a été élevée par son père pasteur, passionné de littérature et sa gouvernante Tabby, qui éveillera son imagination grâce aux contes, après le décès de sa mère lorsqu’elle était enfant. Les landes désertes et sauvages du Yorkshire seront également le théâtre du mystérieux roman Les Hauts du Hurlevent.
Très tôt, Emily et ses frères et sœur manifestent leur goût pour l’écriture en inventant les Chroniques de Gondal et d’Angria, des mondes imaginaires qui leur permettent d’échapper à l’austérité de leur quotidien. En 1842, avec sa sœur aînée Charlotte, elle fait un bref séjour à Bruxelles dans le but de perfectionner son Français. S’y trouvant malheureuse, elle rentre vite en Angleterre où elle s’occupe de son père, de la maison, et de son frère alcoolique Branwell, peintre.
Les filles Brontë perfectionnent leur talent littéraire en se lançant dans des romans personnels : Jane Eyre pour Charlotte, Agnes Grey pour Anne, Les Hauts de Hurlevent pour Emily. Elles envoient leurs romans aux éditeurs sous des pseudonymes masculins. Les trois sœurs se soutiennent, se conseillent, mais entrent désormais en concurrence.
Les romans trouveront rapidement un éditeur ; cependant, de graves problèmes de santé viennent freiner leur élan littéraire. La maladie qui avait emporté leurs sœurs aînées Mary et Elisabeth lorsqu’elles étaient enfants emporte d’abord Branwell, devenu toxicomane. Emily, tuberculeuse, le suivra rapidement, avant Anne. Seule Charlotte leur survivra. Elle poursuivra sa carrière littéraire et sera la seule à connaître la célébrité de son vivant.
Dès sa parution en 1847, Les Hauts de Hurlevent a bouleversé les lecteurs. Certains violents détracteurs, d’autres émerveillés ; tous éblouis par la puissance du style de ce mystérieux auteur, qui n’a jamais de son vivant voulu révéler sa véritable identité. Provoquant toujours fascination, curiosité, passion, Les Hauts de Hurlevent, unique roman d’Emily Brontë, est aujourd’hui considéré comme un chef d’oeuvre de la littérature.
Texte étudié : début du récit, dans lequel on sent fortement l’influence du roman gothique dont Emily Brontë était probablement lectrice. Elle en a repris les codes en apportant une certaine profondeur psychologique aux personnages, ainsi qu’une dimension lyrique et réaliste, ce qui fait des Hauts de Hurlevent un roman inclassable. Construit sur un système de récits enchâssés, le roman raconte l’histoire d’ Heathcliff, énigmatique propriétaire des Hauts de Hurlevent.
Comment Emily Brontë, dans ce début de roman, reprend-elle les codes du roman gothique et du récit fantastique et les détourne-t-elle ?
Contexte : M. Lockwood s’est perdu dans les landes du Yorkshire. Il arrive chez Heathcliff, propriétaire des Hauts de Hurlevent, qui lui accorde à contre-coeur l’hospitalité pour une nuit. La servante d’Heathcliff le loge dans une chambre dont le maître défend pourtant l’accès à quiconque. Dans la chambre se trouvent d’anciens journaux intimes, ayant appartenus à une certaine Catherine Linton. Lockwood s’endort et commence à faire des rêves étranges. Mais, alors qu’il veut écarter une branche qui, cognant contre la vitre, l’a réveillé, il est assailli par une terrible surprise.
Cette fois, je me souvenais que j’étais couché dans le cabinet de chêne et j’entendais distinctement les rafales de vent et la neige qui fouettait. J’entendais aussi le bruit agaçant et persistant de la branche de sapin, et je l’attribuais à sa véritable cause. Mais ce bruit m’exaspérait tellement que je résolus de le faire cesser, s’il y avait moyen ; et je m’imaginai que je me levais et que j’essayais d’ouvrir la croisée. La poignée était soudée dans la gâche : particularité que j’avais observée étant éveillé, mais que j’avais oubliée. « Il faut pourtant que je l’arrête ! » murmurai-je. J’enfonçai le poing à travers la vitre et allongeai le bras en dehors pour saisir la branche importune ; mais, au lieu de la trouver, mes doigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main froide comme la glace ! L’intense horreur du cauchemar m’envahit, j’essayai de retirer mon bras, mais la main s’y accrochait et une voix d’une mélancolie infinie sanglotait : « Laissez-moi entrer ! laissez-moi entrer ! – Qui êtes-vous ? » demandai-je tout en continuant de lutter pour me dégager. « Catherine Linton », répondit la voix en tremblant (pourquoi pensais-je à Linton ? J’avais lu Earnshaw vingt fois pour Linton une fois). « Me voilà revenue à la maison : je m’étais perdue dans la lande ! » La voix parlait encore, quand je distinguai vaguement une figure d’enfant qui regardait à travers la fenêtre. La terreur me rendit cruel. Voyant qu’il était inutile d’essayer de me dégager de son étreinte, j’attirai son poignet sur la vitre brisée et le frottai dessus jusqu’à ce que le sang coulât et inondât les draps du lit. La voix gémissait toujours : « Laissez-moi entrer ! » et l’étreinte obstinée ne se relâchait pas, me rendant presque fou de terreur. « Comment le puis-je ? » dis-je enfin ; « lâchez-moi, si vous voulez que je vous fasse entrer ! » Les doigts se desserrèrent, je retirai vivement les miens hors du trou, j’entassai en hâte les livres en pyramide pour me défendre, et je me bouchai les oreilles pour ne plus entendre la lamentable prière. Il me sembla que je restais ainsi pendant plus d’un quart d’heure. Mais, dès que je recommençai d’écouter, j’entendis le douloureux gémissement qui continuait ! « Allez-vous-en ! » criai-je, « je ne vous laisserai jamais entrer, dussiez-vous supplier pendant vingt ans. – Il y a vingt ans », gémit la voix, « vingt ans, il y a vingt ans que je suis errante. » Puis j’entendis un léger grattement au dehors et la pile de livres bougea comme si elle était poussée en avant. J’essayai de me lever, mais je ne pus remuer un seul membre, et je me mis à hurler tout haut, en proie à une terreur folle. À ma grande confusion, je me suis aperçu que mes hurlements étaient bien réels. Des pas rapides approchaient de la porte de la chambre ; quelqu’un l’a poussée d’une main énergique et une lumière a brillé à travers les ouvertures carrées en haut du lit. J’étais assis encore tout tremblant, essuyant la sueur qui coulait sur mon front ; l’intrus semblait hésiter et se parler à voix basse à soi-même. Enfin il a murmuré, évidemment sans attendre de réponse : « Y a-t-il quelqu’un ici ? » J’ai jugé qu’il valait mieux confesser ma présence, car j’avais reconnu la voix de Heathcliff et je craignais qu’il ne poussât sa recherche plus avant, si je demeurais coi. En conséquence, je me suis tourné et j’ai ouvert les panneaux. Je n’oublierai pas de sitôt l’effet que j’ai produit ainsi.
Traduction : Frédéric Delebecque, 1925.
I-Un récit gothique ?
1) Le cadre spatio-temporel
Le cadre dans lequel Emily Brontë situe le début de son roman est typique du roman gothique : elle installe un huis-clos oppressant ; le personnage est dans un « cabinet de chêne », lui-même situé dans une nature hostile et inquiétante : « rafales de neige, vent qui fouettait », « branche persistante de sapin ». C’est la nuit d’hiver caractéristique du roman noir telle qu’on peut la trouver dans les romans d’Horace Walpole ou d’ Ann Radcliffe qui ont sans doute en partie inspiré l’auteure.
2) Une scène violente et terrifiante
L’apparition du supposé fantôme constitue l’élément perturbateur de ce récit. L’effroi du narrateur, qui croit se saisir d’une branche cognant contre la fenêtre sous l’effet du vent, est introduit par la conjonction de coordination « mais » : « mais, au lieu de la trouver, mes doigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main froide ». Si l’adjectif « petite » peut rassurer le lecteur sur l’aspect inoffensif de ce fantôme, le décor glaçant et la réaction du narrateur, le plongent dans la peur. Lockwood nous fait part de « l’intense horreur du cauchemar qui (l’) envahit ». A cette sémantique de la terreur s’ajoute le vocabulaire de la violence , lorsque celui-ci saisit le bras du spectre pour le blesser : « vitre brisée », « frottait », « sang », et de la douleur : « (la) voix gémissait », « douloureux gémissement », « voix d’une mélancolie infinie ». Emily Brontë reprend ici les codes du roman gothique en inversant les rôles habituels d’agresseur et de victime ; le fantôme, un être plaintif qui supplie le narrateur de le laisser entrer, au terme d’une errance de « vingt ans », et n’a pour arme que sa « voix », n’est en rien une menace, tandis que la violence du narrateur, rendu, de son propre aveu, « cruel » par la « terreur », (« la terreur me rendit cruel »), effraie le lecteur. Dans le roman gothique d’Emily Brontë, ce n’est pas des fantômes dont on nous invite à se méfier, mais des êtres humains.
II-Un récit fantastique ?
1) Le ressenti et la perception du narrateur.
Partagé entre la cruauté et la terreur, Lockwood est, en cela, un personnage typique de la littérature fantastique. Il décrit les manifestations physiques de celles-ci : « tout tremblant », « essuyant la sueur qui coulait sur mon front ». Fatigué par son long voyage à travers la lande, la nuit, on peut douter de sa fiabilité et lui-même n’est plus sûr du déroulement des événements, comme le montrer le verbe modalisateur « sembler » : « il me sembla que je restais ainsi pendant plus d’un quart d’heure ». Une précision toutefois devrait nous interpeller : « à ma grande confusion, je me suis aperçu que mes hurlements étaient bien réels. » Veut-il nous signifier que le reste ne l’était pas ?
2) L’hésitation du lecteur
L’atmosphère oppressante instaurée par le huis-clos, la nuit, l’hiver, la nature agitée ; le « bruit agaçant et persistant » de la branche de sapin, les « rafales de vent », la « neige qui fouettait » sont autant d’éléments qui peuvent perturber la perception du narrateur et créaient pour nous-mêmes les conditions de l’attente d’un événement étrange. L’intervention du fantôme, se réduit à « une main », « une voix », et « une figure d’enfant » ; un être bien désincarné, presque ou peut-être une illusion, caractéristique de la littérature fantastique. Cependant, le « sang » qui tout à coup « coul(e) » et « inond(e) les draps du lit », dont la couleur vive tranche avec le noir de la pièce et le blanc fantasmagorique de la neige, nous ramène à la réalité la plus crue. L’auteure joue avec les nerfs du lecteur et choisit de le faire tomber de cet équilibre ténu entre explication rationnelle et irréalité, ébranlant ses repères.
Ce début de roman met en scène une confrontation entre un narrateur peu fiable et et une troublante apparition, dans un cadre spatio-temporel typiques du roman gothique et du récit fantastique. Cependant, Emily Brontë brouille les repères du lecteur, ajoute à son récit une dimension lyrique et poétique, et, si un spectre apparaît, c’est surtout pour montrer la violence de la nature humaine.
Image : Emily Brontë par son frère Branwell, 1833.
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